Ne souriez pas, vous êtes filmés !
Un vendredi soir, aux alentours de 18 heures. Le bus s'arrête à la station en bas du village de MUS, Gaspard en descend. Il a hâte de rentrer chez lui après une dure journée passée au collège. Même s'il lui tarde de retrouver Facebook sur son ordi, il ne marche pas trop vite car il sait qu'il est observé. A trois ou quatre mètres de hauteur, une caméra a été posée récemment, et d'ici à son domicile, il en croisera d'autres sur les huit que la Municipalité vient d'installer.
Gaspard sait aussi que personne n'est derrière l'oculaire, -on n'est pas dans une grande cité ici-, donc pas de voyeur qui le suit pour détecter si son comportement est anormal et doit être signalé aux autorités. Mais le jeune homme a appris sur Internet que les personnes surveillées en priorité sont d'abord des hommes, puis des jeunes de moins de 30 ans et enfin des noirs. Et Gaspard est tout cela à la fois,même si sa peau est juste foncée, donc aucune chance d'être ignoré quand il se promène dans certaines villes. S'il visite un jour Nice par exemple, il se fera « tirer le portrait » un nombre incalculable de fois car le Maire en a installé près de 600. Au fait, combien de contrôleurs en permanence devant les écrans ? Un sacré paquet, suppose-t-il. Et ces contrôleurs, qui les contrôle? Bonne question, se dit-il en cheminant précautionneusement le long de l'avenue dépourvue de trottoirs et semblable à une piste d'envol tant les voitures accélèrent dans la descente.
Mais marcher la tête baissée n'est pas très recommandé car cela voudrait dire qu'il a quelque chose à cacher, surtout qu'il a l'habitude de mettre sa cagoule pour se protéger du froid. Et ce geste est le signe révélateur qu'il pourrait faire partie de ces personnes peu recommandables qui n'ont pas la conscience tranquille. Alors, il marche le dos droit, les bras ballants, la figure impassible bien qu'il meure d'envie de faire un petit coucou en passant devant une deuxième caméra qui n'est peut-être qu'une vulgaire boîte en carton peinte en noir. Quoique, à 20 000 euros pièce d'après ce que lui a dit son paternel, on ne se moque pas, on respecte!
Aïe !!! s'écrie-t-il soudain. En cheminant de cette façon, il n'a pas vu le magnifique trou qui défigure la chaussée. Ce trou-là, semblable à tous les autres qui pullulent dans ce village, combien faudrait-il d'argent pour les boucher? Dernière question qu'il se pose avant de rentrer chez lui: sécurité par la vidéo-surveillance ou par le revêtement de rues? Dans la vie, il faut faire des choix et à Mus, certaines personnes l'ont fait pour les autres sans leur demander leur avis. S'il s'était tordu la cheville, au moins il y aurait eu un témoin car la caméra, à condition qu'elle soit branchée bien sûr, aurait enregistré son accident et lundi, une bonne excuse pour ne pas aller en gym à l'école. A cette pensée, il ne peut s'empêcher d'esquisser un sourire qui s'estompe vite quand il pense à ce qu'a écrit son prof au tableau:
« Lundi, photo de classe. Ce week-end, ne vous entraînez pas à sourire, on doit vous reconnaître! »
R. JAURETCHE